"Corps en ligne, corps hors ligne" : entretien avec Antonio A. Casilli dans Poli n. 4 (mai 2011)

La revue Poli – Politique de l’image publie une interview avec Antonio A. Casilli à propos de son ouvrage Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (Ed. du Seuil). “Virtualisation” du corps, avatars, identité en ligne, amitié et intimité dans les réseaux sociaux d’Internet : voilà quelques uns des sujets traités dans le long entretien conduit par Marion Coville. Ici, la première partie de l’interview : la lecture se poursuit dans le numéro 4 de la revue.

CORPS EN LIGNE CORPS HORS LIGNE

Entretien avec Antonio A. Casilli – propos recueillis par Marion Coville

Dans votre ouvrage, Les Liaisons Numériques vous indiquez que le web reconfigure notre manière de faire société. Pourriez-vous définir cette nouvelle forme de sociabilité ? Y a-t-il une différence entre une communauté réelle et une communauté en ligne ?

Antonio Casilli : Le web prolonge certaines structures et modalités de notre manière de faire société : il propose des compléments de sociabilité. Ce n’est pas simplement une complémentarité quantitative. Le web nous aide à imaginer de nouvelles formes de relations entre êtres humains, comme le friending, l’amicalité, l’interconnexion entre deux profils sur des réseaux sociaux comme Friendster, MySpace ou Facebook. Le clivage entre communauté en ligne et communauté hors ligne a été établi à la fin des années 80, lorsque notre compréhension des  interactions assistées par ordinateur était différente, dominée par la juxtaposition d’un monde soi-disant réel et d’un monde virtuel complètement dématérialisé. Certains théoriciens des technologies communicantes, comme Howard Rheingold, avaient voulu montrer que le web ouvrait la voie à une utopie que nous n’étions pas parvenus à réaliser dans la vie hors ligne, celle de créer des communautés « pures », harmonieuses et socialement durables. Ceci avait été le rêve des sociologues pendant plus d’un siècle. Mais il avait été aussi le rêve des contre-cultures américaines des années 60 et 70 pour qui la communauté aurait dû être un maillage social dans lequel les individus étaient unis par un sentiment d’appartenance, de cohésion extrêmement forte et intime. Il s’agit d’un idéal de sociabilité dont, avec Internet, certains ont vu la réalisation dans les forums en ligne, les listes de diffusion, et, plus tard, les mondes immersifs puis les réseaux sociaux. Cependant, j’insiste sur le fait que nous sommes face à un discours qui exprime tout un ensemble de desiderata d’ordre social, sans pour autant en être une instanciation ou une actualisation.

Durant vos recherches, vous avez interrogé et observé une adepte des rencontres érotiques, dont justement, le comportement en ligne influence la vie matérielle…

J’ai choisi de passer par l’étude du cas de Sonia pour illustrer les retombées possibles de la mise en scène de soi en ligne sur le corps et la sensibilité. À un tournant de sa vie, cette jeune femme française d’une vingtaine d’années considère que sa façon d’interagir avec les autres n’est pas satisfaisante, qu’elle n’arrive pas à avoir le type de rencontres érotiques et le type de relations humaines et sexuelles qu’elle souhaite avoir. Elle s’inscrit alors sur un réseau en ligne et, en se mettant en scène d’une certaine manière, évocatrice d’une démarche de séduction et de recherche du plaisir, elle parvient à avoir un succès incomparable à celui qu’elle avait auprès des hommes dans sa vie hors ligne. Elle doit cela au personnage qu’elle a inventé pour le web, qu’elle décide d’appeler Olivia. Ce prénom introduit d’ores et déjà une certaine promesse de sensualité, par l’évocation d’un imaginaire méditerranéen. Elle structure son personnage d’une manière fine et sophistiquée, comme un double soi qu’elle prend le temps de décrire dans le détail, en répertoriant dans un tableau comparatif les différences entre son corps en ligne et hors-ligne. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas simplement d’une projection fantasmatique, mais d’un masque social, créé et présenté par Sonia : ce personnage et ce corps ne sont pas simplement des représentations imaginaires, mais des stratégies de reconnaissance. Elle s’expose à la validation des autres membres de la communauté dont elle fait partie. Ces derniers vont la rencontrer et réaliser un retour sur elle, en indiquant si cette femme est Olivia ou Sonia, si elle est capable d’assumer l’identité numérique qu’elle a choisie. Paradoxalement, ce masque est un élément d’authenticité, voire d’authentification que la communauté en ligne accorde à ce personnage et à ce corps mis en scène.

D’ailleurs, Jean-Claude Kaufmann, dans son ouvrage Sex@mour écrit, je cite, qu’« Internet a bouleversé le paysage des rencontres amoureuses, que la sexualité (…) s’est banalisée au point de devenir une sorte de nouveau loisir ». Pour reprendre le célèbre slogan d’un site de rencontre : les règles ont changé ?

Les règles se sont adaptées. Il y a un certain timing de la rencontre amoureuse qui s’est désormais installé, capable de prendre en compte l’apparition des usages technologiques en général : du moment de la recherche d’un partenaire jusqu’au moment de la rencontre, du premier échange, du premier baiser, jusqu’au happy ending final, qu’il soit prolongé ou occasionnel. On est arrivé à insérer les applications connectées et les échanges en ligne pratiquement à chaque pas de ce processus : parler sur Skype, envoyer des mails, tchatter, échanger des commentaires sur Facebook… De nouvelles temporalités émergent. Dans Les Liaisons Numériques, j’évoque l’exemple d’une utilisatrice brésilienne, qui introduit dans son répertoire amoureux de nouveaux usages, aujourd’hui assez communs. Lors d’une fête, elle rencontre un jeune homme qui lui plaît et elle collecte rapidement quelques éléments qui l’aideront à l’identifier. Une fois rentrée chez elle, elle effectue une recherche Google à partir du nom de cette personne, de sa ville. Elle dispose ainsi d’informations assez précises qui lui permettent ensuite de cibler la communication : le relancer par mails, lui laisser un message sur son répondeur, articuler les échanges en ligne et hors ligne… Un partenaire potentiel, il faut désormais non seulement le « draguer » mais aussi le « traquer » – pister ses traces sur le web. Continuer à entretenir le lien après le début de l’histoire, ou avant, à travers une articulation d’usages informatiques et de rencontres « en vrai ». De ce point de vue je suis d’accord avec Jean-Claude Kaufmann : il y a une manière de repenser la rencontre. Il faut s’éloigner de cette idée bête que d’autres ont eue d’imaginer qu’avec l’arrivée d’Internet, le bouleversement allait être le remplacement des rencontres réelles par des rencontres virtuelles. Cela n’a jamais été le cas, même avant Internet. Avec le Minitel rose par exemple : c’était un minitel de rencontres, qui aboutissait, surtout dans le cas de la communauté gay et d’autres sexualités alternatives, à des rendez-vous bien réels. Il y avait des limitations techniques mais à la fin de l’histoire, il y avait un moment de face à face, et une articulation, une mise en boucle de la rencontre hors ligne et de la rencontre en ligne.

Plus généralement, on associe souvent Internet et la question du virtuel, du numérique à la disparition du corps. Vous écrivez, au contraire, que « les communications Internet (…) grouillent de traces corporelles », quelles sont-elles ?

La question de la désincorporation, de la dématérialisation du corps, a dominé le discours public entourant l’informatique de masse à partir de la seconde moitié des années 80. Plusieurs auteurs ont commencé à aborder ce thème. Je pense surtout à John Perry Barlow, un grand activiste, bien sûr, mais avant tout un poète et parolier de Grateful Dead, ou encore à William Gibson, auteur reconnu de science-fiction. Aucun d’entre eux n’était un spécialiste du corps. Ces auteurs ont appelé « manque de corps » quelque chose relevant d’une certaine mise en représentation de ce dernier. Dire que le corps se dématérialise car il est face à son avatar 3D, c’est un peu comme dire que le corps d’un visiteur de musée se dématérialise car il est face à un tableau : ça n’est pas le cas, on est simplement dans un rapport observateur / observé. Bien sûr, ce rapport se complexifie lorsque l’on a à faire à des modélisations 3D interactives, parce que là il n’y a pas de spectateurs du corps, mais des interacteurs. Le corps est constamment invité à participer : les réalités virtuelles étaient basées sur des capteurs de mouvements, et, encore aujourd’hui, les consoles de jeu tout comme les claviers ou les souris convoquent un geste et une corporalité, sans cesse impliqués dans le processus de communication en ligne. Le corps de l’usager est constamment engagé dans l’interaction avec la machine, il est donc forcément projeté sur l’écran. On trouve différents types de traces corporelles. Tout d’abord, les traces mono dimensionnelles, comme les émoticônes, qui reproduisent certains gestes ou expressions du visage, et donc, une émotivité, du simple « 😉 » pour exprimer le sourire, le clin d’œil de complicité, ou encore «  o/ » pour les bras levés. Cela devient encore plus intéressant dans d’autres pays, où d’autres codes de communication s’imposent, comme les émoticônes de type manga «  ( ^ – ^ ) / » qui permettent non seulement d’avoir une expressivité corporelle, mais également d’établir une différence entre un corps qui se veut asiatique et un corps occidental. Il y a ici des possibilités d’adoption de codes qui prennent en compte des éléments qui, normalement, ne sont pas modulables dans l’interaction en face à face.

On trouve également des traces bidimensionnelles : les photos, vidéos, textes qui contiennent des portraits des utilisateurs. Ces traces sont le fruit d’un travail beaucoup moins synthétique : on s’interroge sur le cadrage, sur les détails qui doivent être montrés, si le corps doit être nu ou habillé, selon le service en ligne dans lequel on évolue. Le troisième type de trace corporelle, malgré son côté folklorique, est moins répandu que ce que l’on imagine : c’est l’avatar 3D que l’on retrouve dans les jeux vidéo, les univers immersifs, ou dans les mondes persistants en ligne. C’est la représentation typique du corps dans l’imaginaire d’internet, alors qu’elle est assez rare car elle demande un niveau relativement avancé de connaissances informatiques, ainsi qu’une implication très importante en termes de temps investi dans la personnalisation et dans l’entretien de ce corps.

On peut d’ailleurs remarquer que de nombreux jeux vidéo proposent un marché afin de personnaliser au maximum les avatars. Je pense notamment à Little Big Planet, où, même si l’avatar ne ressemble pas au joueur, il peut être façonné à l’effigie d’autres personnages de la culture populaire (comics, films, etc. …)

On peut effectivement se demander quel doit être le rapport entre le corps en deçà de l’écran et le corps au-delà de l’écran. Sur Second Life, par exemple, malgré toutes les limitations techniques d’un service de ce type, chaque utilisateur est face à deux possibilités : créer un avatar totalement différent de soi, ce qui peut être une sorte de sublimation de son identité, ou réaliser une création photoréaliste. On retrouve d’ailleurs des services (des îles), qui proposent une « chirurgie plastique » de l’avatar, pour le rendre cohérent, au détail près, avec le corps de son utilisateur, en y ajoutant même les détails qui ne relèvent pas des critères de beauté physique, comme les rides ou la calvitie. C’est la question de la véridicité qui se joue ici, mais la question du rapport entre le corps « réel », physique, tangible et le corps représenté ne se réduit pas à cela.

D’ailleurs, les interactions en ligne ne permettraient-elles pas d’interroger, voire d’intervenir sur les constructions sociales du corps ?

On intervient effectivement sur ces constructions, ainsi que sur la définition de ce qui est normal et pathologique, d’un corps habile et d’un corps « handicapé ». Sur Internet, le handicap se construit socialement d’une manière différente : une personne malentendante par exemple, avec une interaction textuelle (un chat, un mail…), peut choisir le moment où elle dévoilera son handicap, alors qu’elle serait obligée de le faire au début d’une interaction en face à face. Mais il ne s’agit pas que de cela : le fait d’être interconnectés en ligne, d’appartenir à des communautés de personnes partageant une même spécificité physique ou, du moins, un même cadre de vie, peut permettre un positionnement face au handicap et à sa définition. Par exemple, si je suis malentendant, ces communautés peuvent m’aider à entrer en contact avec d’autres individus comme moi et donc, à faire face à d’autres cas de figure qui m’aident à comprendre exactement ma position sociale en tant que personne handicapée. On peut même trouver des sites de rencontre en ligne comme disabledpassions.com qui permettent de sélectionner des partenaires sur la base du sexe, de l’âge, de l’emplacement géographique, mais également du type et degré de handicap. La sélection de personnes partageant les mêmes enjeux est alors affinée grâce aux outils proposés.

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